mardi 23 juin 2009

Station no5




La Pangée, +/- 250MA av. J.-C.

Quand il s'agit de faire un voyage spatio-temporel, notre premier réflexe c'est de se dire que l'on n'aura jamais le culot de franchir les limites du raisonnable. Que nous garderons la tête froide en toutes circonstances, et ne nous laisserons pas emporter par notre enthousiasme.
Pfft! Rien n'est moins vrai.
C'était mal me connaitre que de penser que j'allais constamment voyager le pied sur la pédale de frein. Quelle parfaite méconnaissance de la nature humaine! N'est-il pas dit que l'homme peut difficilement se contenter de demi-mesure? Qu'en chacun de nous sommeille un mégalomane qui s'ignore. S'il en a les moyens, et si on lui en donne la chance, l'homme n'hésitera pas un instant à les dépasser, ces fameuses limites du raisonnable. J'en veux pour preuves les projets de génie civil qui se déclinent de plus en plus au superlatif. Les méga chantiers, méga structures, méga ci, méga ça...
J'imagine que vous avez compris le principe.

La Pangée est un vaste territoire qui sort de l'ordinaire. Ce n'est pas ce que l'on pourrait appeler une ville, un pays ou un continent. En fait il s'agit plutôt d'un supercontinent qui, à la fin du Carbonifère, était formé de la quasi-totalité des terres.
Il n'y a aucun moyen de s'y rendre. Il n'y a aucune chance que vous mettiez la main sur un cahier publicitaire vantant ses attraits touristiques et la chaleur de ses habitants. L'endroit n'est desservi par aucune compagnie aérienne. Vous auriez beau vous imaginer l'endroit le plus reculé sur Terre, rien ne s'en approcherait en terme de distance et d'exotisme. Pour aller la visiter, il vous faut faire un bond de 250 millions d'années dans le passé.
Bienvenue sur la terre des reptiles primitifs, à l'ère permienne.
Rien de trop beau pour la classe ouvrière!

Gorgonopsien.
Voilà une des raisons pour laquelle j'ai entrepris ce long voyage dans le temps. Je voulais en apprendre davantage sur cette créature cauchemardesque. Était-il aussi redoutable que ce que les spécialistes semblaient croire ? Quel était son mode de vie? Son mode de reproduction?

( Vous m'opposerez que certains spécimens de l'ère Jurassique étaient des animaux autrement plus impressionnants et fascinants sur lesquels j'aurais pu me pencher... c'est justement ça le problème, ils l'étaient trop. Je suis bien prêt à me sacrifier au nom de la science, mais pas au point de servir d'amuse-gueule à un Tyrannosaure fine-gueule ).

Pour ce qui est du Gorgonopsien, tout moumoune qu'il soit par rapport au T-Rex, je n'ai pris aucune chance, j'ai apporté avec moi un Teaser portatif... en souhaitant ne jamais me trouver assez proche de lui pour pouvoir l'utiliser. On est jamais trop prudent.

Dans les livres de paléontologie que j'avais consultés, il était mentionné que des fossiles de Gorgonopsiens avaient été découverts en Sibérie orientale, dans des strates géologiques correspondant à l'ère permienne. Armé de cette information je me suis muni d'une carte de la Pangée et y ai localisé l'endroit le plus susceptible d'abriter ces monstres préhistoriques.
J'ai voyagé léger car je savais la Sibérie de cette époque recouverte de vastes étendues désertiques. Justement, comme l'endroit est aride, j'avais de bien meilleures chances de repérer mon reptile si je me cachais près d'un plan d'eau. À l'instar de nos fauves qui arpentent la savane africaine, le bestiau n'avait pas le choix de tirer profit de cette manne providentielle s'il voulait survivre. Qui sait le nombre de jours qu'il allait devoir attendre avant de pouvoir de nouveau s'abreuver. De toute façon, c'était pour lui l'endroit tout indiqué pour tendre une embuscade à ses proies: eux aussi avaient besoin d'étancher leur soif.

( Ce n'est pas tout de connaitre les us et coutumes du Gorgonopsien encore me fallait-il débarquer du trou de ver à distance raisonnable d'un plan d'eau. Mais comment diantre contais-je m'y prendre, vous demandez-vous? Élémentaire mon cher Watson! Je n'ai eu qu'à incorporer un hydro-localisateur à mon engin spatio-temporel, et le tour était joué. Brillant, non? )

Si je me fie à ce qui m'entoure, je crois avoir assez bien réussi mon coup en ce qui a trait à la destination que je m'étais fixée. Pour ce qui est du moment, là, par contre, je ne peux jurer de rien. À cette échelle de grandeur, il suffit souvent de bien peu de chose pour se voir décaler dans le temps de quelques centaines de milliers d'années.
Histoire de m'amuser un peu avant de passer aux choses sérieuses, j'ai fait apparaître le chiffre incroyable de -247,049,732 sur la jauge chronométrique de mon engin... 'mettons, pour poursuivre dans le même délire, que je suis débarqué sur le supercontinent un mercredi, 8 avril, à 17 heures 47 minutes très précises.

À l'affut derrière un conifère primitif, j'observe la seule source d'approvisionnement en eau potable disponible à des lieux à la ronde. Pour l'instant, l'endroit est parfaitement désert. Il y a bien quelques insectes apparentés à nos libellules qui virevoltent au dessus du plan d'eau, mais pour l'essentiel, rien à signaler mon commandant. ( Heureusement que j'ai pas décidé de faire mon voyage au Carbonifère: les insectes y étaient autrement plus imposants. )

Il me faudra patienter près d'une heure avant de repérer les premiers animaux dignes d'intérêt. À première vue, ceux-ci me font penser à un croisement entre un caïman et une hyène. Je dirais qu'ils mesurent un pied, un pied et demi. Ils sont trapus et courts sur pattes. Leur peau est lisse et d'aspect rugueux. Leurs mâchoires supérieures sont dotées d'une paire de défenses et leurs pattes sont munies de longues griffes acérées. Je ne les avais pas encore remarqués parce qu'ils semblent passer le plus clair de leur temps sous terre. Maintenant que je les ai repérés, je me rends compte que l'endroit est percé d'innombrables petits trous dont le diamètre fait à peine la moitié de leur tour de taille. Ils semblent tous s'assurer d'être à courte distance de l'un de ces trous... au cas où les choses tourneraient mal, j'imagine. Ils sont herbivores et grognent comme des porcs. Ils occupent la niche écologique de la vache actuelle. Ce sont des animaux turbulents et querelleurs. Ils se disputent le moindre brin d'herbe se trouvant à portée de gueule. Ils se mordillent en poussant des petits cris rageurs.

Afin de correctement identifier les animaux que je risquais de rencontrer lors de mon bref séjour en Pangée, j'avais pris soin d'apporter avec moi des fiches signalétiques, agrémentées de croquis d'artistes. Je m'y réfère et découvre que j'ai affaire à des Thérapsides. J'y apprends que ce sont effectivement des herbivores. Je n'ai donc aucune inquiétude à me faire à leur sujet. Rassuré, je poursuis mon observation.

Alors que leurs congénères continuent à se chamailler, deux individus s'approchent timidement de la marre d'eau. Ils sont aux abois. Leurs museaux orientés vers le ciel, ils hument l'air environnant, en quête d'une odeur suspecte. Stoppant net leur progression, ils semblent justement avoir repéré quelque chose d'anormale. Leurs naseaux pointant dans ma direction, je me dis que c'est peut-être mon odeur qu'ils ont flairée. Je constate à mon grand désarroi que le vent m'est défavorable. Il provient directement de derrière mon dos. Je ne ferai décidément jamais un grand chasseur.

L'un des deux Thérapsides donne l'alerte en poussant un long cri strident. Ameutés, leurs frères de sang se dispersent dans le désordre et se précipitent tête première dans le premier trou se trouvant à leurs portées. Il ne s'est pas écoulée une minute que l'endroit est aussi désert qu'il ne l'était à mon arrivée. Bah, que je me dis, si le cœur leur en dit, ils peuvent ben aller piquer un roupillon, c'est pas pour eux que me suis pas déplacé de toute façon.

C'est sur ces sages paroles que je prends soudainement conscience de la chose la plus importante que j'aurais dû depuis longtemps savoir. La vraie raison pour laquelle ces animaux avaient soudainement détalé n'avait rien eu à voir avec moi. Il m'a suffit de bien peu de chose avant que je comprenne finalement de quoi il s'agissait. Il a suffit que le sol tremble autour de moi...

Captivé par le spectacle en cours, je n'ai jamais pris conscience du seul détail important sur lequel j'aurais dû, dès le départ, porter mon attention, à savoir que toutes traces de vie avait subitement disparu des environs. Les Thérapsides n'étaient pas les seuls animaux à avoir pris la tangente. D'aussi loin que je pouvais voir, il n'y avait pas l'ombre d'une trace d'activité animale. Comme s'ils avaient tous été aspirés par le vortex spatio-temporel qui me servait de véhicule de transport... pour aboutir Dieu ne sait où. Prenant conscience pour la toute première fois depuis le début de ma folle aventure, de la réelle possibilité qu'une telle chose puisse se produire, mon cœur est venu bien prêt cette fois-ci de vraiment s'arrêter de battre. Comment puis-je avoir été aussi insouciant? Ça aurait dû dès le départ me sonner des cloches. Non, mais c'est vrai, pensez-y une minute: si d'aventure vous auriez été à ma place, n'aurait-ce pas été l'une des premières questions que vous vous seriez posées?

Histoire d'en avoir le cœur net, je me précipite vers l'entrée du portail au pas de course. Bénit soit mon hydro-localisateur, je n'ai pas à courir très longtemps pour franchir la distance qui m'en sépare. Arrivé sur place, je commence tout de suite à étudier les mouvements péristaltiques qui devraient être visibles aux pourtours de l'entrée, si quelque chose avait franchit le seuil du portail. Par expérience, je savais sa membrane extérieure particulièrement sensible au changement de pression occasionné par le passage d'un objet. D'où l'étrange impression, lorsque l'on voyait l'engin pour la toute première fois, d'avoir affaire à une machine dotée d'une vie qui lui était propre.

Pour l'instant, tout semble normal. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter.

Poussant un soupir de soulagement, je m'apprête à faire demi-tour pour regagner mon poste d'observation, quand j'entends derrière moi un grondement sourd et guttural. Les poils de mes avant-bras se dressent à l'unisson. Mes couilles se contractent et retraitent dans mon bas-ventre. Sentant l'imminence du danger, je fonce dans le trou de ver... au moment précis où le Teaser portatif que je porte à la ceinture ne glisse de son étui et ne tombe au sol.
Pas grave, que vous vous dites, le principal est que tu te sois tiré d'affaire.
Nan, nan, nan! C'est pas aussi simple que ça.

Le problème c'est que je ne peux d'aucune manière changer l'équilibre structurelle des choses qui franchissent le seuil du trou de ver. J'ai doté l'engin d'une mémoire atomique pour justement faire en sorte de ne rien oublier dans l'énervement du retour. Pour chaque atome qui franchit le seuil à l'aller, d'autant doit le franchir au retour. S'il y a discordance, l'engin m'interdit tout bonnement l'accès au trou de ver.

Donc, le Teaser s'est ramassé au sol au moment même où j'ai foncé dans la gueule du trou de ver comme dans un mur de brique. À demi assommé, je m'écrase de tout mon poids sur le sol heureusement sablonneux du désert. Je perds momentanément le souffle, mais n'en perds pas pour autant le sens des priorités et me remets prestement debout. Je repère le Teaser, qui git sur le sol, quelques pieds devant moi. Je suis sur le point d'aller le ramasser quand un souffle chaud au relents putrides de poissons pourris vient me lécher la base du cou. Je pense instinctivement à Steven Speilberg et à son parc Jurassique. Impossible, que je me dis, l'engin ne peut tout de même pas s'être trompé de dizaines de millions d'années. Les dinosaures ne devraient être pour l'instant qu'une vague hypothèse évolutive.

Un claquement de dents retentit directement au-dessus de ma tête. Transi d'effroi, j'ai l'impression d'avoir les deux pieds coulés dans le ciment. C'est à peine si je peux cligner des paupières. La bête géante ( je ne sais pas, et ne veux pas savoir ce que c'est ) émet un autre grondement sourd et caverneux.
Je n'y avais pas prêté attention sur le coup, mais maintenant que je sais la présence toute proche d'un saurien géant, je repère l'ombre monstrueuse projetée par sa silhouette sur le sable fin du désert. Il n'y a plus aucun doute possible. C'est bel et bien un dinosaure, et de la pire des espèces. L'espèce de ceux qui sont capables de vous couper transversalement en deux morceaux d'un seul coup de dents.
À l'évocation de ce qui risque de m'arriver si je ne récupère pas tout de suite le Teaser et ne me précipite pas aussitôt dans le trou de ver, mes jambes recommencent miraculeusement à reprendre du service. Allez savoir comment j'ai pu faire mon compte... toujours est-il que je me précipite comme un damné sur l'objet de ma convoitise, que j'empoigne fermement, pour ensuite me lancer à corps éperdu dans la gueule béante du trou de ver.

J'ai jamais été aussi heureux de retrouver la quiétude de mon appartement.

Pour ce qui est du Gorgonopsien, il peut toujours aller se faire cuire un œuf.

Prochaine destination: Roswell.