mercredi 20 mai 2009

Station no1

Montréal, 9 décembre 1955, 17:08hr.

Rowan Atkinson ( MR. Bean ) est venu au monde en janvier. Winston Churchill démissionnera de ses fonctions de premier-ministre le 7 avril suivant, alors qu'Einstein devait mourir onze jours plus tard, c'est-à-dire 235 jours avant ma propre arrivée sur Terre.
C'est très précisément sur le 9 décembre 1955 que j'avais réglé mon cadran spatio-temporel. Du large éventail de possibilités qui s'offrait à moi, il m'a semblé intéressant d'entreprendre mon odyssée là où tout avait commencé, à savoir le jour de ma naissance à l'hôpital Notre-Dame de Montréal. Comme je savais être né aux environs de 16:20hr., je me suis donc arrangé pour débarquer sur place moins d'une heure plus tard. Si jamais il devait y avoir des choses intéressantes à savoir sur cet événement ( heureux? ) c'était dans les minutes suivant l'accouchement que je risquais d'en apprendre le plus. Et je ne fut pas déçu.

Comme le hasard fait souvent bien les choses, le trou de ver m'a fait atterrir à la naissance d'un long corridor, dont le mur gauche est troué de larges baies vitrées donnant sur la pouponnière de l'hôpital Notre-Dame.
La première chose qui me frappe en arrivant sur place est l'odeur d'éther qui flotte dans l'air.
Le corridor est désert. De la pouponnière me parviennent les pleurs des nouveaux-nés.
Comme c'est mon premier voyage dans le temps, j'ignore si tout s'est passé comme prévu. Afin de vérifier si j'ai bien atterri au bon moment, je consulte ma montre: 21:38hr. Comme je m'en doutais, les voyages temporels n'affectaient en rien le bon fonctionnement des objets mécaniques issus de mon époque, j'en avais maintenant la preuve. Pour l'heure, je verrai plus tard, restait à m'assurer que c'était la bonne date. Je balaie le corridor du regard et repère une porte, sur ma droite. Qui sait, peut-être y trouverai-je un journal, ou à tout le moins un calendrier susceptible d'éclairer mes lanternes.
Comme je suis sur le point d'amorcer un premier pas, je vois deux personnes déboucher au bout du corridor. Même après toutes ces années, je les reconnais facilement. Il s'agit de la femme qui m'a porté en son sein et de l'homme qui partage sa vie. Ils vont s'installer devant les baies vitrées de la pouponnière.

Je retranscris textuellement le dialogue qui s'ensuit.
L'infirmière ( dans la pouponnière ): '' Voulez-vous le voir de plus près? ''
L'homme: '' Peux m'en passer. ''
La génitrice: '' Maman m'a dit qu'elle allait s'arranger avec... ''
L'homme: '' C'est mieux d'être vrai. Y'est pas question qu'il mette les pieds dans l'appartement. ''
La génitrice: '' Je sais pas ce que je ferais sans toi. ''
L'homme: '' T'as une chance de cocu, oui. ''
La génitrice: '' Je suis fatiguée. Retournons dans la chambre, Henri.''
L'infirmière: '' Regardez comme il est mignon. Il est langé de frais. ''
L'homme: '' S'il tu le trouves si beau, gène-toi pas, tu peux toujours le garder, le bâtard. Ça en fera toujours un de moins à vivre au crochet de la société. ''
La génitrice: '' Henri! ''
L'homme: '' Ta gueule! T'avais juste à pas te faire engrosser par ton trou-de-cul d'américain... ''
L'infirmière: '' Inutile d'être impoli. Je vais aller me plaindre... ''

Le visage déformé par la colère, l'homme assène sur la vitre une formidable taloche, avant de tourner les talons et de repartir en direction d'où il est arrivé.
Plantée sur place, la génitrice se tient le ventre d'une main tout en jetant des regards furtifs par-delà la cloison vitrée.
Même si je me doutais depuis longtemps que les choses avaient pu, à peu de chose près, se dérouler de la manière dont je venais d'être témoin, cela me fit quand même quelque chose. Se faire dire par quelqu'un que l'on n'avait pas été désiré est une chose, mais d'être directement témoin du mépris que ma venue au monde avait inspirée aux acteurs de ce mélodrame en est une autre.
Toute difficile que fut cette épreuve, je décidai que l'heure n'était pas aux atermoiements, mais plutôt à l'action. Prenant mon courage à deux mains, le cœur tambourinant dans ma poitrine, je m'approche à petits pas de la génitrice. Arrivé près d'elle, je fais fi de sa présence et fixe mon attention sur la petite chose fragile que j'étais dans le temps. L'infirmière me tient toujours dans ses bras. De l'index de sa main gauche, elle tapote le bout de mon nez tout en tirant la langue et faisant des prout! avec sa bouche.
On sanglote sur ma gauche. Je tourne la tête, et m'aperçois que la génitrice peine à contenir ses émotions. Elle a porté sa main au visage. Ses épaules tressautent au rythme de sa respiration désordonnée.
En temps ordinaire j'aurais fait preuve de commisération et aurais entamé la conversation avec la personne affligée, mais là, ça ne me disait rien. Honnêtement, je me fiche d'elle comme de ma première chemise.

Je suis sur le point de lui balancer quelque formule spirituelle de mon cru quand la voix de la raison de se fait entendre pour me déconseiller de le faire. À tout bien considérer, elle a parfaitement raison cette petite voix, que j'aime appeler tendrement Maryline. Cela fait désormais parti de mon passé, et il ne sert à rien de le ressasser. Je n'ai même pas le goût de partir en guerre contre cette femme. Inutile de jouer le rôle du fils revanchard. Si ça se trouve, elle a peut-être elle-même souffert toute sa vie de cette séparation. Combien de femmes, du temps où elle s'est retrouvée fille-mère, ont dû tout comme elle se résigner à abandonner leur enfant conçu hors des liens du mariage? J'ose à peine imaginer la tristesse et l'affliction qu'elles ont dû éprouver.
Pauvre femme.

Il me reste encore de bien belles années devant moi.
Et j'ai bien l'intention de les traverser le cœur léger.


Prochaine destination: Dallas.









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